Dans 4 h 44, dernier jour sur Terre, le réalisateur américain met en scène un couple à l’heure de l’Apocalypse. Une plongée dans l’intime avec celle qui partage sa vie.
Ciel bas, trottoirs glissants, si le calendrier Maya annonce la fin du monde pour le 21 décembre, nous, on a rendez-vous avec Abel Ferrara, un peu notre Apocalypse en somme. Christopher Walken en King of New York (1990), Harvey Keitel en Bad Lieutenant (1992), la vénéneuse Asia Argento de New Rose Hotel (1998)…, c’est lui. Personne d’autre n’a su aussi bien filmer la violence et les tortures de l’âme. Ferrara habite l’underground. A l’inverse d’un Woody Allen dont le New York est intello, bavard, féru de psychanalyse, le sien est viscéral, animal, sexuel, défoncé et hypnotique. Bref, l’homme a la réputation sulfureuse. Mais, nous dit-on, ces dernières années, le bouddhisme, la méditation est la prière ont balayé toute trace de poudre et autres stupéfiants.
Clean, donc. Et amoureux d’une jeunesse, Shanyn Leigh, premier rôle féminin de son dernier film. Le couple a pris ses quartiers près de Montmartre. Au Bar des Théâtres, où nous les retrouvons, les habitués ont immédiatement adopté ce gars qui carbure au Perrier, penché sur son ordinateur. Huit ans qu’ils sont ensemble. « Sept » rectifie-t-il, voix rauque et accent traînant new-yorkais. Elle était alors étudiante dans des cours de théâtre, elle ne le connaissait pas plus que cela parce qu’« aux Etats-Unis il est beaucoup moins célèbre qu’en France, par exemple, mais il y avait toute cette magie qu’il porte en lui ». Elle parle en français – un temps elle avait suivi un amoureux à Paris. Il l’écoute. Sourit. Balance : « Il y a deux règles dans la vie : on ne couche pas avec la petite amie d’un ami qui est en prison, ni avec la petite copine de son neveu. Avec Shanyn, j’ai brisé ces deux interdits, mais elle était très agressive avec moi, je ne pouvais pas lui résister. » Il se marre. Se moque souvent.
Mais quand on lui demande ce que cette relation lui apporte, il demande à Shanyn de s’éloigner avant de répondre : « Tout, absolument tout ». Mais ne veut pas en dire plus « pour ne pas gâcher ça ». Ferrara est à fleur de peau, avec des timidités inattendues. Plus tard, elle nous dira que de partenaire spirituel – c’est elle qui lui a ouvert la voie du bouddhisme – il est vite devenu un maître. « Quand je l’ai rencontré, j’étais très égoïste, il m’a appris à ne pas l’être car il est l’homme le plus généreux du monde. » Ensemble, ils mènent une vie de bohème avec l’Italie et New York comme points d’ancrage. « Je crois que ça me plaît beaucoup plus qu’à lui », glisse-t-elle.
Dans 4 H 44, il met l’homme en face de ses choix ultimes. Quand tout est foutu, que reste-t-il ? La femme et l’amour ? La dope et la fuite ? « Moi, je n’ai pas attendu la fin du monde pour faire ce boulot, car j’ai conscience que le monde meurt lentement tous les jours. » On lui dit que dans le film, son héros (Willem Dafoe, magistral) choisit l’amour, il nous bouscule : « Ah ouais ? T’es sûre ? Qui te dit qu’il ne se fait pas un shoot avant ? Ou après ? » On vacille, on s’embrouille. Il se marre. Ponctue ses phrases de « Tu vois ce que je veux dire », « Tu comprends »… Ben non, Abel, pas toujours ! La drogue, il ne l’a pas arrêtée pour Shanyn, parce qu’on ne peut vraiment décrocher que pour soi-même.
« Evidemment, ajoute-t-il, c’est plus facile de le faire quand tu es avec une fille qui n’en prend pas. Avant, mes copines en consommaient et c’est dur dans ces conditions de décrocher, surtout pour quelqu’un comme moi qui en prenait depuis si longtemps. » Ce qu’on cherche dans la dope, ce qu’on y trouve ? « Rien. Il n’y a rien dedans, mais tu ne le sais pas quand t’as seize ou dix-sept piges et que tu commences à en prendre parce que c’est rock’n’roll, parce qu’il y a Billie Holiday et d’autres junkies que tu admires, parce que tu veux en être. Et commencer à consommer, c’est déjà abuser. Ça te bouffe la cervelle, tu es hors de toi. Mais tu ne réalises tout ça que le jour où tu arrêtes. » Un ange passe. Abel est déjà loin.