Coincé sur une montagne entre l’Afrique et l’Europe, Abou Bakar Sidibéand a filmé son quotidien de migrant, entre espoir, désespoir, entraide et violence, en quête d’un avenir de l’autre côté de la frontière.

Les Sauteurs – de Moritz Siebert, Estephan Wagner et Abou Bakar Sidibéand
A la frontière marocaine se trouve la ville de Melilla, une enclave espagnole entre l’Afrique et l’Europe. Sur la montagne qui surplombe Melilla, un millier de migrants africains contemplent la barrière qui les sépare de « l’Eldorado ». Abou est l’un d’entre eux- le filmeur et le filmé. Armé de sa petite caméra il témoigne de sa vie quotidienne et de ses nombreuses tentatives pour sauter la fameuse barrière. A chaque tentative ratée, après avoir affronté les barbelés, les sprays automatiques au poivre et les autorités agressives, chacun retourne au Mont Gururu, récupérer de la nourriture dans les villages voisins. Chacun de ces hommes tentent de maintenir un semblant de communauté et d’entraide, dans l’espoir de survivre ensemble à ce drama quotidien et de garder confiance aussi bien eux qu’en leur destin.

AlloCiné : Comment avez-vous rencontré Abou Bakar Sidibéand et comment en êtes-vous venus à lui confier une caméra, faisant de lui à la fois le sujet et le co-réalisateur de votre film ? Comment avez-vous travaillé avec lui durant le tournage et durant le montage ?

Moritz Siebert : Quand Estephan Wagner et moi-même avons débuté nos recherches, nous avons eu la même admiration pour la force, le courage et la résilience des gens bloqués sur la montagne Gurugu, des qui considèrent que c’est leur droit de traverser cette frontière en quête d’un avenir. Nous avons dès lors cherché à aller au-delà de ce sentiment initial, pour concrétiser de manière cinématographique cette admiration. Nous nous sommes donc posé la question en tant que cinéastes, comme on le fait sur n’importe quel film -qu’est-ce que nous filmons, quand débutons nous, quand arrêtons nous- tout en espérant trouver un personnage central avec qui pouvoir collaborer. Nous avons décidé de chercher un ou plusieurs partenaires au sein de la communauté de la montagne Gurugu. Au départ, beaucoup de choses n’étaient pas claires : ce film adopterait-il un point de vue unique ? Mettrait-il en scène un seul protagoniste ? Proposerait-il un portrait de ce lieu ou de cette communauté ? Tout dépendait en fait du matériel que nous pourrions obtenir de notre/nos partenaire(s).

Nous avons rencontré Abou par l’intermédiaire d’un journaliste espagnol de Melilla, Jesus Blanco, qui travaillait depuis des années avec les communautés de la montagne Gurugu et qui avait des liens étroits avec la communauté malienne sur place. Il nous a présenté Abou et son ami Baba, et nous avons confié à chacun une caméra, nous nous sommes mis d’accord sur un salaire, et ils se sont mis à filmer. Très rapidement, nous avons constaté qu’Abou utilisait beaucoup la caméra, il filmait énormément et nous pouvions sentir qu’il appréciait l’expérience de ce nouveau médium. Avec la caméra, nous avons fait passer par l’intermédiaire de Jesus Blanco un petit morceau de papier sur lequel figurait une liste de scènes que nous suggérions de filmer d’après nos recherches, mais sans avoir pu aller sur place. Heureusement, Abou a globalement ignoré cette liste. S’il s’était contenté de filmer ce que nous avions listé, il aurait été un simple cadreur mal payé. L’idée principale était de trouver un nouveau point de vue sur la question des migrants et des réfugiés. Un point de vue issu de ces communautés. C’était donc une chance pour le projet qu’Abou prenne la main et qu’il fasse ses propres choix. Il a donné au film son propre input créatif pour obtenir ce que nous n’aurions jamais pu obtenir : le point de vue d’une personne qui vit dans cette société. Dans un sens, il interroge la notion même de voix. Nous avons vu comment il a expérimenté, comment il a pris des décisions comme le fait d’ajouter sa propre musique sur ses séquences grâce à son téléphone, comment il a cherché la beauté et l’espoir au sein de ce que nous considérons comme un endroit et une situation misérables (je pense aux animaux, au petit âne qui court à travers le camp, aux reflets de lumière, au match de football entre le Mali et la Côte d’Ivoire…).

Après qu’Abou ait reçu la caméra, Estephan et moi avons fini par le rencontrer sur la montagne Gurugu. Nous avons fait connaissance et nous avons fait en sorte d’échanger pour comprendre ce que chacun attendait de ce film. Toutes les trois à quatre semaines, l’un de nous deux, ou parfois nous deux, faisions le trajet de Melilla vers la montagne pour rencontrer Abou. Durant la phase de montage, Abou a vécu en Espagne puis dans des foyers en Allemagne. La collaboration a donc été plus difficile. Il voyait des versions du film régulièrement, et nous échangions ensemble. Nous avons pu travailler plus fortement sur la voix-off, que nous avons développée grâce à un ping-pong créatif entre Abou et nous, et qui est basée sur le journal qu’Abou a tenu durant son voyage et différentes interviews que nous avons pu faire avec lui.

On a le sentiment, au visionnage, que votre film a évolué en cours de route d’un documentaire “classique” à un témoignage vidéo d’une homme qui tient à laisser une trace. C’est quelque chose qui vous a pris par surprise en découvrant les images filmées par Abou ?

Pour nous, ça a sans douté été surprenant. Mais pour Abou, c’était intentionnel et essentiel dès le départ. Lors de notre première rencontre, il nous l’a dit : il voulait montrer au monde que lui et ses amis des montagnes sont des être humains et qu’ils sont vivants. Il tenait à filmer cette histoire pour qu’elle ne soit pas oubliée. Il tenait à ce que ce témoignage de leur vie sur la montagne, aux portes de l’Europe, reste.

Vous le disiez, vous avez rencontré Abou régulièrement au fil du tournage. Et vous avez fait cette expérience terrible de devoir le laisser à la frontière quand vous pouviez passer sans souci. Comment vit-on cette situation ?

C’était effectivement une situation très étrange et difficilement supportable. Berthold Brecht a écrit ces mots, quand il était en exil pour fuir les Nazis : “Le passeport est la partie la plus noble de l’homme.” 70 ans plus tard, ces mots sont malheureusement toujours vrais. Estephan et moi sommes nés avec le “bon” passeport, qui nous fait souvent oublier qu’il existe des frontières, ou du moins qu’elles ne sont pas vraiment des entraves. Pour Abou en revanche, qui est né du mauvais cîoté de la frontière, la réalité est toute autre. Et brutale. Mais si Estephan ou moi avons souvent doutés de la réussite d’Abou de passer cette frontière, Abou, lui, n’a jamais perdu espoir. Chaque fois que nous nous séparions et que nous passions la frontière, on se disait “la prochaine fois, on se voit de l’autre côté”. Au bout d’un moment, c’est devenu une sorte de rituel dans lequel nous avions perdu espoir, mais jamais Abou. C’est sa force. C’est ce qui lui a permis de franchir ces grilles, et c’est ce que nous avons trouvé dans ses images.

La notion de prison à ciel ouvert n’a jamais été aussi bien représentée à l’écran. C’était important pour vous que le film montre ça ?

La question est où est la prison ? S’agit-il de Melilla, enclave entourée de grilles à plusieurs millions d’euros ? Ou s’agit-il du camp sur la montagne ? Abou explique très bien dans la voix-off ce qu’est le camp sur la montagne. Ce n’est pas une seule chose, c’est à la fois de l’espoir et du désespoir.

Le montage met en parallèle les images d’Abou et les images de vidéo-surveillance de la frontière : était-ce une manière pour vous d’opposer la vision deshumanisée que nous pouvons avoir des migrants et la vision humaine de ce qu’ils vivent au quotidien ?

Effectivement, les images des caméras de surveillance représentent le regard européen sur la situation. Nous avons cessé de voir les migrants comme des êtres humains, avec leurs souhaits, leurs espoirs, leur créativité, leurs sentiments. Ils ne sont plus que des points blancs, un simple problème qu’il suffit de résoudre en “sécurisant nos frontières”. En réalité, cela signifie causer toujours plus de morts sur ces frontières sécurisées. L’Europe ne cherche plus à offrir l’image d’un avenir par rapport à cette situation : il ne nous reste que ces images de caméras de surveillance. Une image avec une logique simpliste : bon ou mauvais. Ce sont les images d’Abou qui parlent de rêves, d’avenir, et de tant de choses. Nous, nous avons abandonné cela.

Votre film provoque chez le spectateur ce questionnement majeur : qu’est-ce qui ne va pas chez nous en tant qu’êtres humains pour qu’on laisse ces gens mourir de l’autre côté des grilles ? C’est un questionnement qui a également surgi chez vous en découvrant les images d’Abou ?

Non, car provoquer ce questionnement était justement notre but fondamental en lançant ce projet. Comment peut-on vivre en paix, dans ce territoire européen si confortable, quand des gens meurent en essayant d’y entrer ? Nous refusions d’accepter cela, et nous n’avons pas été surpris qu’Abou pense la même chose.

Le film sort en France à quelques semaines de l’élection présidentielle. Qu’attendez-vous de ces élections par rapport à la situation de gens comme Abou ? Pensez-vous que votre film puisse faire évoluer les mentalités ?

Je pense être mal placé pour avoir un avis sur l’impact de notre film sur les élections françaises ou sur les spectateurs. Je crois simplement que quel que soit l’endroit où le film est vu, il nous interroge sur notre posture et nos zones de conforts. Une personne dont nous avions l’habitude de parler nous parle soudain en retour et se fait entendre.

“Les Sauteurs”, en salles depuis le 5 avril

Les Sauteurs Bande-annonce VF

 

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